De l'obscurité à la lumière
« Un jour, tout cela prendra fin; un jour, j’aurai enfin la paix
et mon âme tourmentée trouvera du repos. »
Cette phrase, je me la répétais inlassablement tous les jours pour
me donner le courage de sortir de mon lit, de mettre un pied devant l’autre et de
vaquer à mes occupations. Chaque matin, je devais puiser les dernières réserves
de motivation qui me restaient pour passer à travers la journée parce que
j’avais l’impression que le simple fait de respirer m’épuisait. J’étais
fatiguée — de cette douleur dans l’âme, de cette angoisse, de ce sentiment de
rejet constant, de cette honte, de ce sentiment de n’avoir rien à faire sur
cette terre, de ces souvenirs qui, chargés de leur lot de souffrance, avaient
déferlé comme un torrent dans ma tête et qui depuis lors ne cessaient de me
tourmenter. J’étais fatiguée d’être comme un zombie, un corps sans âme qui
déambule sans trop savoir où il s’en va.
Ces souvenirs douloureux, qui contrastaient tellement avec celles
que j’avais des cinq premières années de ma vie. Je suis née dans une famille
camerounaise en 1985. Les premiers mois de mon existence ont été ponctués par
l’absence de ma mère, qui étant mère monoparentale, devait travailler de
longues heures pour pouvoir à nos besoins. Elle me confiait donc aux bons soins
de ma tante, qui me confiait à son tour à mon frère âgé de huit ans à l’époque.
Malgré cela, ces premières années n’étaient pas si mal. J’étais une enfant
remplie d’énergie, qui n’avait peur de rien
et avait une confiance en elle incroyable. Je me souviens d’une dispute
qui opposait ma mère avec une voisine et comment je m’en suis mêlée en disant à
la voisine qu’elle ferait bien d’arrêter de chercher des problèmes à ma mère et
j’avais à peine cinq ans. J’avais l’impression d’être infaillible et que rien
ne pouvait m’arrêter; comme je me trompais.
Pour prendre soin de nous, les enfants, ma mère avait engagé des
domestiques; mais elle jugeait que des domestiques ne prendraient pas aussi
bien soin de nous que le feraient des membres de sa famille. Sa sœur s’étant
mariée, elle a d’abord décidé de faire appel à son frère. Et une nuit où elle
était en voyage à l’extérieur du pays, il abusa de moi. C’est là que j’appris
qu’il existe des expériences qu’il vaut mieux enfouir au plus profond de sa
mémoire pour avoir un semblant de vie normale. Et cela aurait pu fonctionner
s’il n y avait eu d’autres abus par la suite, qui durèrent trois ans. À la
longue, je finis par m’éteindre; mon âme cessa d’exister et je devins comme un
automate, qui exécute des actions préprogrammées, sans aucune émotion.
Et à l’automne 2003, à 18 ans, ces émotions enfouies refirent
soudainement surface en bloc. Un jour, assise dans une salle de cours à
l’université de Montréal au mois de septembre, je fis une crise d’angoisse. Je
n’arrivais plus à respirer, à bouger; j’avais l’impression qu’un étau me
serrait la poitrine et je voulais juste disparaître. J’attendis que tout le
monde sorte de la classe, j’attendis que les couloirs soient silencieux pour
être certaine de ne croiser personne et je courus littéralement durant tout le
trajet qui me menait chez moi, dans un état second, comme si j’étais poursuivie
par un danger. Ce n’est qu’une fois rendu dans ma chambre, sur mon lit,
protégée par une couverture que je repris mes esprits et que mon cœur commença
à battre à un rythme plus régulier. Je ne savais pas ce qui venait de se
passer, mais j’avais peur.
J’avais tellement peur que je me suis réfugiée dans ma chambre
pendant un an. Bien qu’étant inscrite à l’université, je n’allai pas à l’école
cette année là. Mes contacts avec le monde extérieur étaient réduits au strict
minimum. À mon arrivée au Canada, en 2000, je vivais avec mon frère et nous
étions deux étudiants ordinaires, chacun dévoué à ses études. Mais après cette
crise d’angoisse, j’ai jugé qu’il était mieux de vivre avec des amis, parce que
j’avais l’impression qu’ils comprendraient mieux ce que je vivais. Mon frère ne
sut jamais les raisons de mon brusque départ de la maison. Je ne voulais pas
que le monde sache ce que je vivais et même avec ces amis chez qui je vivais,
j’étais plutôt secrète. De toute façon j’étais presque tout le temps dans ma
chambre et mon monde se résumait à ses quatre murs. Je passais mes journées à
manger et à regarder la télé pour faire taire ces voix dans ma tête qui me
disaient constamment que j’étais une victime. Elles me disaient que je devais
m’apitoyer sur mon sort; que j’étais une bonne à rien, rejetée par tout le
monde et que la meilleure chose que je pouvais faire, c’était de mettre fin à
ces souffrances et de mourir.
J’ai fini par laisser les voix prendre le contrôle, je les ai
laissé me convaincre que la meilleure façon d’arrêter la souffrance c’était
d’en finir. J’ai commencé à imaginer les moyens de m’ôter la vie. Je cherchais
une méthode sans douleur et efficace, parce que j’estimais que j’avais eu assez
de douleur dans la vie. Je ne voulais pas la quitter en ayant mal. Je me suis
documentée sur les pilules à prendre, la quantité, mais j’ai réalisé qu’avec
cette méthode il y avait un risque d’être sauvée grâce à un lavage d’estomac.
J’ai pensé à m’ouvrir les veines, mais deux choses me décourageaient : je ne
voulais pas que mes colocataires découvrent une mare de sang et je ne trouvais
pas de lame assez affutée pour m’ouvrir les veines sans trop avoir à faire de
pression sur la lame. J’ai pensé à me jeter d’un immeuble de treize étages et
là j’ai jugé que je pouvais juste me briser un membre, et souffrir le martyre
sans atteindre mon but.
Dans ma souffrance, j’ai choisi de me tourner vers quelqu’un qui
pourrait m’aider à mourir; le désespoir conduit souvent à envisager
l’impossible et mon désespoir m’a conduit à demander à Dieu de m’aider à
mourir. J’ai prié nuit et jour pour ne plus avoir à me réveiller. Seulement
j’ai expérimenté quelque chose de différent. Plus je priais, plus j’avais ces
pensées qui montaient dans mon cœur, des pensées qui étaient trop positives
pour être miennes. Elles parlaient d’amour, de joie, de paix, d’avenir. Des
concepts qui m’étaient totalement inconnus tellement la noirceur qui remplissait
mon âme était lourde. Je vivais constamment dans un brouillard de tristesse et
je ne savais pas ce que c’était être joyeuse. C’est drôle à dire, mais j’avais
l’impression de souffrir d’un dédoublement de personnalité : d’une part
j’avais des voix qui m’assaillaient et me rappelaient constamment que la vie ne
valait pas la peine d’être vécue et d’autre part il y avait cet autre voix,
douce, aimante, qui me parlait de tous les projets que j’avais à accomplir, de
la créature merveilleuse que je suis, des talents et dons que j’avais.
Il m’arrivait maintenant de me regarder dans un miroir et de ne
plus voir cette mocheté que j’haïssais mais une jeune fille souriante avec un
cœur empli d’espoir. Cette image ne durait pas très longtemps, mais c’était
suffisant pour me donner envie de me battre; de me dire : « et si… ».
Si j’avais plus à vivre, plus à donner, plus à recevoir; et si je refusais
d’abdiquer, de laisser la dépression gagner, de dire non au suicide et que je
choisissais la vie? Faire un choix n’a pas été facile; j’avais peur de ne pas
avoir assez de force pour continuer à vivre, j’avais peur que ces projets
d’avenir ne se résumeraient qu’à plus de souffrance. J’avais peur, mais j’ai
compris que la peur ne devrait jamais être le gouvernail d’une vie. La peur est
une voleuse et je ne voulais pas la laisser me voler plus que ce qu’elle avait
déjà pris. J’ai donc plongé dans l’incertitude.
J’ai choisi de vivre. Et j’étais terrifiée. Faire ce choix pour
moi revenait à me jeter du haut d’un puits sans fond, en ayant tout simplement
la foi qu’en bas de ce puits mon atterrissage se ferait en douceur. C’est ce mot qui m’a sauvé, la foi. Croire que même
si je ne le vois pas, je ne le sens pas, l’avenir me réservait quelque chose de
mieux, parce que c’est ce que me disait la voix douce et aimante lors de mes
moments de prière.
Le premier pas que j’ai fais a été de demander de l’aide. J’ai
appelé ma mère au Cameroun. J’étais au Canada depuis maintenant trois ans, avec
un premier diplôme mais incapable de continuer mes études à cause de cette
dépression. J’avais peur de lui dire que depuis un an, je n’allais pas à
l’école parce que j’étais dépressive; j’avais peur de sa réaction, qu’elle ne
comprenne pas. Pourtant elle ne m’a pas blâmé; elle a semblé croire que c’était
mon départ du Cameroun, à un si jeune âge (14 ans), qui avait causé ma
dépression. Ce n’est qu’un an avant sa mort qu’elle a su les véritables raisons
de ma dépression. J’ai passé tout l’été 2014 au Cameroun; inscrite dans un
centre de santé, j’apprenais à apprivoiser peu à peu ces sentiments et ces
souvenirs. J’étais consciente d’avoir un équilibre mental très fragile et c’est
pourquoi je priais sans cesse. À chaque fois que je me sentais submergée par
une émotion, je priais; et quand des images revenaient me hanter je priais. Les
prières étaient simples, je me contentais de pleurer dans le silence et je
sentais une paix m’envahir. J’appris également à remplacer mes pensées
négatives par des pensées positives venant de la bible. Il m’arrivait de me
dire que ma douleur était tellement grande que jamais elle ne me quitterait.
Alors je lisais dans la bible cette pensée qui dit que les projets prévus pour
nous sont des projets de bonheur et non de malheur. Et quand je me regardais
dans un miroir et que j’avais l’impression d’être sale, je m’accrochais à la
pensée qui dit que je suis une créature merveilleuse. Avant de commencer ce
processus de restauration, j’étais consciente que ça prendrait beaucoup de foi
pour passer au travers; la foi de croire que ce que je ressentais ou pensais
n’étaient pas la réalité; la réalité était cette paix que je ressentais quand
je priais ou que lisais. Et je choisis de m’y accrocher.
C’est vrai que cela n’a pas été facile, et ça ne l’est toujours
pas, même aujourd’hui. C’est un travail progressif, avec différentes saisons.
Il y a des saisons qui sont plus calmes et d’autres qui sont plus intenses. Je
dois constamment faire attention à mes pensées et apprendre à m’écouter pour ne
pas retomber dans cette noirceur. Mais, quand je regarde le chemin parcouru et
que je considère mon point de départ, je suis infiniment reconnaissante. La vie vaut définitivement la peine d’être
vécue. Elle a tenu ses promesses. Je m’efforce donc de tenir la mienne, la
vivre au maximum.
Dominique est une jeune femme qui apprend à vivre au maximum.
Après des années d’abus et une saison particulièrement difficile où elle a du
faire face à une dépression qui l’a conduit au bord du suicide, elle sait que
bien que la vie ne soit pas toujours facile, elle vaut définitivement la peine
d’être vécue. Installée au Canada depuis l’an 2000, elle a décidé de se servir de
son expérience de vie pour essayer d’aider les autres en partageant son
histoire et en travaillant dans le milieu humanitaire. Au quotidien elle puise la force de continuer
dans sa foi chrétienne et dans sa communauté.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Merci pour votre commentaire