UNE ENFANT DE L’OMBRE

La haine n’a pas triomphé de moi et elle ne triomphera jamais. J’étais loin de m’imaginer qu’un jour je pourrais prononcer ces mots quand je me remémore comment je me sentais en ce jour où je voyais ma mère couchée, dans son cercueil, prête à retourner à la poussière de laquelle elle avait été tirée quelques années plus tôt.  Elle était si jeune, ma mère; du moins à mes yeux elle l’était. Je le croyais peut-être parce que moi je l’étais.
Je n’avais que 5 ans et je disais adieu à ma maman. Le cancer me privait de cette chaleur maternelle, si importante, surtout à l’âge que j’avais.
Mais si seulement, il s’était contenté de me priver d’une mère, il avait fallu aussi qu’il me prive d’un père, et d’une façon plutôt inusitée.
S’il y a une personne qui était encore plus désemparé que je l’étais à la suite de ce décès, c’était mon père. Il était bien plus que désemparé; il a complètement perdu la raison, tellement le choc de cette perte était insurmontable. En plus le fait qu’il était asthmatique n’a pas aidé. C’était spécial; l’amour qui avait été beau à voir entre mon père et ma mère était le même qui aujourd’hui conduisait mon père aux portes de la folie. Il ne pouvait juste pas se résoudre à laisser aller l’amour de sa vie.
J’imagine qu’il se demandait aussi comment il arriverait à prendre soin de 8 enfants tout seul, et surtout des deux fillettes de 5 et 2 ans qui le regardaient avec ce regard innocent et confiant qu’ont les enfants? Mon pauvre papa a du renoncer à nous pour un temps; le temps de faire ce deuil; en fait on ne lui a pas laissé le choix. Les sœurs de ma mère, inquiètes de le voir sombrer peu à peu, ont décidé de se repartir les enfants.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à vivre avec la sœur de ma mère et que pour la première fois j’ai connu l’insécurité. Ce n’était pas tant le fait de vivre chez ma tante qui me rendait insécure, parce que je dois le dire, elle a fait du mieux qu’elle pouvait pour adoucir ma condition nouvelle d’orpheline. C’est plus à l’école que je me faisais intimidée. Peut-être cette personne avait vu en moi une proie facile; j’étais la nouvelle fraîchement débarquée, le regard perdu ne comprenant pas encore pourquoi ma vie avait changé si drastiquement du jour au lendemain. Je ne comprenais toujours pas pourquoi je devais vivre avec ma tante, où était ma ère, mais en plus je devais affronter cet environnement hostile. J’avais complètement perdue mes repères, ma maison, mon point d’ancrage. J’avoue que toutes les conditions étaient réunies pour attirer un prédateur lâche et avide, qui profite de l’état de faiblesse des autres pour tirer du profit. Et ce profiteur était la personne responsable de reporter au maître de la classe tous les élèves indisciplinés et elle avait décidé de faire de cette tâche une entreprise de racket. Pour ne pas se retrouver sur la liste noire, il fallait lui donner de l’argent. Et si on avait le malheur de ne pas en avoir comme c’était mon cas, on payait les conséquences de ce manque en recevant des coups du maître. Mon nom se retrouvait quotidiennement sur cette liste d’élève récalcitrant et tous les jours je devais subir la douloureuse humiliation d’être fouettée devant toute la classe, injustement.
J’ai commencé à faire l’école buissonnière; je me levais chaque matin et à la place d’aller à l’école, je jouais à l’exploratrice. Au delà de fuir l’humiliation quotidienne subie à l’école, c’était aussi l’occasion de me retrouver seule avec moi-même, m’évader de toute cette détresse. Évidemment ces escapades ont fini par affecter mes notes, ce qui a attiré encore plus d’attention sur moi, mais cette fois c’était à la maison.
Comme si j’avais besoin de cela en plus du reste!
Maintenant je devais montrer mon relevé de notes à un de mes cousins, qui devait s’assurer que je remonte la pente scolaire et sa méthode d’éducation était une fois encore, le fouet. À chaque mauvaise note je me faisais corriger sous prétexte que je refusais d’apprendre mes leçons. J’avais commencé à fuir l’école pour éviter ce traitement; mais comment pourrais-je fuir la maison?
Des écueils de haine se bousculaient pour prendre racine, mais mon cœur était miraculeusement préservé, comme si malgré tout ce que je vivais, une ouate m’entourait. « Garde ton cœur plus que tout autre chose car de lui viennent les sources de la vie.»
Au milieu de toute cette souffrance, la lumière est apparue. Mon père est revenu dans ma vie. Il avait l’air d’un homme nouveau, ayant retrouvé le chemin du bonheur.  La personne qu’il avait à ses côtés, cette femme que j’avais hâte d’appeler maman, n’était peut-être pas étrangère à ce bonheur. À mes yeux, tout semblait retrouver une certaine normalité. J’allais de nouveau vivre avec un point d’ancrage. Je commençais à retrouver mes repères.
Si seulement j’avais su que les apparences sont définitivement trompeuses; si j’avais su que les bases de ce mariage avaient quelque chose de malsain, une sorte de pacte passé avec la mauvaise personne. Et si j’avais su que ce père que je retrouvais n’était plus tout à fait le même homme; qu’il avait perdu sa force, sa capacité à résister; il n’était plus que l’ombre de lui-même. Mais à ce moment là, je ne savais pas tout cela; j’étais juste submergée par le bonheur de retrouver mon père et ma famille.
Je dois dire que la réalité m’a très vite rattrapé. J’avais peut-être retrouvé mon père, mais je réalisais que la vie de famille que j'envisageais allait demeurer un rêve. Je n’avais pas de maman; j’avais une belle-maman, qui n’hésitait pas à me le rappeler au quotidien par de petits gestes, tout simples, mais assez pour me montrer que cette chaleur maternelle à laquelle j’aspirais tellement m’était définitivement inaccessible. J’étais une étrangère dans ma propre maison; il y avait ma belle-mère, ses enfants et mon père d’un côté et d’un autre côté ma sœur et moi. Il existait comme une frontière invisible de froideur et d’indifférence qui nous séparait. Et malgré tous mes efforts pour la faire disparaître, elle demeurait là, immuable.
Cette belle-mère que je voulais tant appeler maman, me traitait en ennemie. J’avais l’impression de devoir constamment être sous mes gardes parce qu’elle n’hésitait pas à profiter de toutes les occasions possibles pour nous dénigrer, nous déprécier auprès de mon père, qui se contentait de hocher la tête, sans rien dire. Certains jours j’étais une voleuse, d’autres jours une imbécile et à l’occasion j’étais celle dont la vie n’aboutirait à rien. Je devais subir ces agressions verbales quotidiennement et je n’avais nulle part où me réfugier; personne pour me défendre.
Ma sœur, au moins avait trouvé un moyen de s'échapper de toute cette persécution en sortant  et en fêtant. Mais moi j’étais trop timide, trop à la recherche de cette approbation parentale pour emprunter le même chemin. Je préférais rester là et prouver encore et encore que je n’étais pas cette personne horrible que décrivait ma belle-mère. Le pire est que la personne à laquelle je voulais le plus le prouver c’était à elle et pas à mon père. Je n’ai jamais cessé de croire qu’un jour cette femme allait enfin devenir ma maman.
Mais à l’ombre de la tragédie, inexistante aux yeux de ces mêmes personnes qui étaient supposées m’aimer, me protéger; dévalorisée et subissant un dénigrement continu et permanent, un quotidien infernal, je me demandais souvent comment garder mon cœur? Comment empêcher l’enfant que j’étais de se construire en puisant dans la haine qui m’environnait? Durcir mon cœur, devenir cette personne que ma belle-mère était convaincue que j’étais, cette ratée? Je ne sais pas comment mon cœur a pu être préservé, mais je sais qu’il l’a été.
J’étais consciente qu’il existait quelqu’un, quelque part qui veillait sur moi. J’étais consciente qu’il y avait quelque chose de divin qui sommeillait en moi. Je ne saisissais pas encore complètement toute l’étendue de cette révélation, mais je savais que ma vie ne se limitait pas à cette tragédie familiale; le meilleur était à venir.

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